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(Par Roger Gbégnonvi)
Observés sur le long terme, les Noirs d’Afrique et leurs frères des Antilles paraissent en proie à un ressac permanent. L’histoire en marche ne leur laisserait quelque répit que pour les mettre à nouveau en colère et les replonger dans les flots d’une intense rétroactivité.
Qu’on se souvienne. Les années 1930. Sur les bords de la Seine. Les sélectionnés d’entre eux remplissent à Paris les cases essentielles de l’excellence : hypokhâgne et khâgne, Normale-Sup et Sorbonne, agrégation et tutti quanti. Mais ils ont beau avoir conquis les titres universitaires prestigieux, apanage de peu de gens, Paris continue de les tenir pour des minus habens. Alors se lâche Senghor : « Vous Tirailleurs sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort… / Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement… / Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? ». C’était en 1940 dans Hosties Noires. Il fut lui-même l’une de ces hosties livrées en chair à canon en 40-45. Réchappé et méprisé, il revient en arrière pour chanter ses frères « sous la glace et la mort ». Il célèbre les morts du passé pour exorciser le mépris du présent.
La colère sourde du Noir sénégalais éclate chez le Noir martiniquais, Aimé Césaire, quand il évoque l’Afrique à laquelle ses ancêtres ont été inhumainement arrachés : « C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns. / C’étaient des sociétés pas seulement ante-capitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anticapitalistes. / C’étaient des sociétés démocratiques, toujours. / C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles. / Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme. » C’était en 1950, dans Discours sur le colonialisme. Jean-Jacques Rousseau césairisé : le Noir est bon, c’est le Blanc qui le corrompt. Et Césaire revient en arrière pour chanter des sociétés mortes, prenant ainsi au présent sa revanche sur les méchants qui ont réduit son peuple en esclavage.
Aujourd’hui, en l’an 2023, relayés par les réseaux sociaux, les Africains semblent avoir accéléré la fuite en arrière. Les yeux dardés sur le rétroviseur, ils plongent à fond dans la rétroactivité. Désespérés par la grande mauvaiseté du présent (vacuité de l’Union Africaine, dynastiques autocraties dites démocratie, pouvoir d’achat effondré, projets de développement absents, etc.), désespérés donc, les Africains s’alignent avec joie derrière Cheikh Anta Diop. Accrochés à la locomotive passéiste du célèbre historien et anthropologue, en chœur avec lui, ils chantent « L’Unité culturelle de l’Afrique noire ». Celle-ci aurait pour base l’antique Egypte des Pharaons, dont ils disent qu’ils étaient mélanodermes, donc plutôt noirs. Et voici les Noirs bâtisseurs des pyramides, inventeurs de la géométrie et autres sciences. L’Egypte des langues et civilisations africaines a de même structuré civilisation et religion de l’Occident. Jésus-Christ est mélanoderme. Mais les Africains doivent quitter le christianisme et retourner aux religions de leurs ancêtres, socle certain des empires noirs défaits par le conquérant. Et tutti quanti.
Un peu confuse la quête des Africains en l’an 2023. De façon subliminale, ils sentent peut-être que, à toujours reléguer le présent en rase campagne pour aller chercher grandiose consolation dans l’extrême ancienneté de l’histoire fantasmée, ils risquent le préjudice absolu de leur disparition en termes de zombification à l’ère du transhumanisme qui s’en vient, d’ores et déjà activé et mis en branle par les exploits de l’intelligence artificielle. Nul n’y échappera. Et l’Afrique, éloignée pour l’essentiel des révolutions de l’écriture, pourrait n’être demain qu’une Afrique ancillaire, serpillière du monde marchant et marchand. Pour ne pas en arriver à ce quasi anéantissement, les Africains doivent aujourd’hui se « ceindre les reins comme un vaillant homme », ils doivent, ici et maintenant et partout, se lancer à eux-mêmes l’appel de l’audace pour conjuguer l’Afrique avec l’avenir, pas avec le souvenir de quelque passé de toute façon trépassé. « Oser l’avenir », disait Thomas Sankara. Pour l’Afrique. Aujourd’hui.