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Quatre-vingts années se seront écoulées. Le 18 août 1944, Jacques Roumain s’éteignait à 37 ans, si tant est qu’on puisse parler d’extinction en se référant à l’oeuvre littéraire et scientifique dont cet écrivain haïtien a jalonné son sillage, à l’empreinte dont sa personnalité a marqué des générations de créateurs et d’acteurs sociaux. Un passage bref, intense, porteur d’énergie, illuminateur à l’image d’un météore.
La publication de ses œuvres complètes par les Editions Unesco en octobre 2003, puis en 2018 par les éditions du CNRS autant que son entrée dans la « pléiade » des écrivains francophones illustrent si besoin est, la reconnaissance du caractère universel de sa contribution au patrimoine culturel.
UN UNIVERSEL ATTACHÉ A SES RACINES
Jacques Roumain a vu le jour à Port-au-Prince en 1907. La poursuite de ses études devait le conduire très tôt en dehors de son île. Son âme de voyageur s’abreuva de connaissance dans la plupart des grands pays d’Europe où il séjourna. Mais très tôt, à 20 ans, le puissant appel de la terre natale le ramenait à ses origines, sur les mornes de son enfance, à l’ombre des bayahondes et des lataniers. A ce point, on ne peut manquer d’évoquer la voix de Roumain lui-même à travers la réflexion de Manuel, le héros du Roman « Gouverneurs de la rosée », pièce maîtresse de son oeuvre littéraire : Manuel à l’entrée de son village après un exil de 15 ans à Cuba comme coupeur de cannes à sucre se disait :
« Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c’est une présence dans le coeur, ineffaçable, comme une fille que l’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystères, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence. »
L’ENGAGEMENT COMME SACERDOCE
De retour dans son pays, Jacques Roumain y déploya une activité polyvalente. Il fut l’un des fondateurs de la « revue indigène » qui devait représenter le principal organe du mouvement de pensée et d’action que fut en Haïti « le courant indigéniste ». L’indigénisme appelait à un renouveau culturel. Il s’agissait de forger l’identité de la nation haïtienne, à partir de modèles autres que l’imitation complexée de la culture des anciens maîtres. Le mouvement indigéniste prônait la réhabilitation des traditions et des valeurs locales et reconnaissait leur filiation africaine. C’était une des voies pour rétablir la dignité bafouée par l’esclavage et les colonialismes successifs qui ont marqué l’histoire haïtienne. L’étude de Jacques Roumain intitulé « Griefs de l’homme noir » nous rappelle qu’on ne saurait passer au compte des pertes et profits de l’histoire les outrages subis par la diaspora noire. C’est là un noeud permanent de la mémoire.
Jacques Roumain s’exprima contre l’occupation de son pays par les Etats-Unis. Il assuma en outre de hautes fonctions dans l’administration haïtienne. Ses convictions différentes et ses prises de position politique lui firent connaître plusieurs fois la prison et finalement l’exil à Paris où il s’attela à une oeuvre scientifique comme ethnologue et paléontologue. Un changement favorable de régime politique à la tête du pays lui fit regagner Haïti où il fonda le bureau national d’ethnologie autour duquel il déploya une activité scientifique concrétisée par plusieurs ouvrages, notamment : « Contribution à l’étude de l’ethnobotanique précolombienne des grandes Antilles », « Le sacrifice du tambour Assoto » (1943) ,« Griefs de l’homme noir » (1939) , « Autour de la campagne antisuperstitieuse »(1942) .
Jacques Roumain était un diseur, un griot au sens où son compatriote Carl Brouard attribuait à ses pairs cette importante fonction de l’espace culturel négro-africain. Sa poésie qui jaillit en vagues déferlantes porte l’accent de ses tensions intérieures, de son aspiration à plus de dignité pour le peuple dont il est issu, de son exigence à davantage de justice pour l’homme en général. A ce titre, transcendant le nationalisme, Jacques Roumain s’était illustré comme un humaniste marxiste.
Les poèmes qui composent « Bois d’ébène » expriment avec force et passion la solidarité sans frontière qu’il éprouvait à l’égard de tous ceux qui sont victimes de l’injustice. Emile Ollivier (1940-2002) considéré comme l’un des auteurs haïtiens contemporains les plus profonds en témoignait en ces termes : « … l’éclatant travail de Jacques Roumain déconstruit au grand jour les ressorts les plus implacables de la tyrannie et nous livre une leçon de vie, osons le mot, un exemple de combat pour élever la part d’humanité en nous. « Mais comme le montrent les textes « Guinée », « Midi », « Orage », « Calme », « Attente » - pour ne citer que ceux là- la poésie de Jacques Roumain sait aussi retrouver les tons apaisants, pour exprimer la contemplation, la méditation, pour accorder les angoisses ou la quiétude de l’âme avec l’espace et la pulsation du temps qui passe. Nul doute que Roumain poète, eut une influence manifeste sur Senghor et Césaire.
UN HOMME DE CULTURE ÉPRIS DE PROGRÈS COLLECTIF
Il convient de souligner que les oeuvres romanesques de Roumain sont des contributions au progrès de l’homme en ce sens qu’elles sont un appel à toute communauté afin qu’elle extirpe de son sein les traits rétrogrades et mette en valeur la part constructive qu’elle recèle. « Gouverneurs de la rosée » évoque les habitants du bourg natal de Manuel qui capitulent devant la sécheresse et s’en remettent aux dieux pour changer leur sort au lieu de débusquer par leur effort la source et drainer vers la plaine l’eau salvatrice, seule capable de redonner vie aux champs. A travers l’exemple de Manuel, Roumain nous rappelle que l’homme est l’artisan de son propre destin et qu’aucune puissance -quelle que soit son essence- ne peut le forger à sa place. « Gouverneurs de la rosée », c’est aussi une puissante exhortation à l’entente, à la concorde, l’union sacrée pour bâtir ensemble la cité. « Sans la concorde, la vie n’a pas de goût, la vie n’a pas de sens », dit Manuel à une réunion. Les discordes internes tragiques qui déchirent encore le monde, nous font méditer le message intemporel de Roumain.
« Gouverneurs de la rosée » porte aussi le message du respect que l’homme devrait instaurer dans son rapport avec la nature. Les réflexions du héros parti à la conquête de l’eau vivifiante sont évocatrices d’une conscience écologique aigüe chez Roumain : « Il avait envie de chanter un salut aux arbres : Plantes, ô mes plantes, je vous dis : honneur ; vous me répondrez : respect, pour que je puisse entrer. Vous êtes ma maison, vous êtes mon pays... » Ces mots puisent aux sources mêmes de l’animisme, mais d’un animisme dans lequel l’homme est un acteur et non un objet passif soumis aux éléments naturels, car si Jacques Roumain s’inspire de l’héritage ancestral et le glorifie, il montre du doigt les traits qui entretiennent l’obscurantisme et asservissent la communauté. Son récit « La montagne ensorcelée » est édifiant à ce sujet.
L’oeuvre de Roumain est aussi un vaste hymne à l’amour et les couples incarnés par Manuel et Annaïse, Délira et Bienaimé, Grâce et Aurel, sont, dans le genre, des modèles d’idéalité. Son art de la conduite du récit et le caractère intemporel des trames font de ses ouvrages un champ d’exploration fécond laissé en héritage aux scénaristes du monde entier.
La brièveté de la vie de Jacques Roumain éclaire paradoxalement la densité de son oeuvre. Il aura pleinement et activement pris part à son époque par sa créativité et ses engagements. Le mouvement indigéniste dont il représente une des figures de proue, fut tout comme la renaissance noire de Harlem, un moment fort de l’activité intellectuelle dans le monde noir. On peut relever les limitations des doctrines qui ont fondé ce courant de pensée et d’action. Toute culture, et la culture haïtienne en particulier, est toujours la résultante de multiples influences, plus ou moins récentes, plus ou moins lointaines. Haïti, île des Caraïbes, peuplée en majorité d’une population initialement arrachée à l’Afrique, a subi les jougs et les influences culturelles de l’Espagne, de la France et des Etats-Unis. Son identité, comme toute identité, résulte donc d’une complexité non aisée à cerner. Elle ne saurait se définir par référence uniquement aux origines africaines sans se démunir. Toute tentative de définition assume d’ailleurs une part de réduction. Et dans le cas des fondateurs du renouveau culturel haïtien, ce fut le sacrifice - certainement exaltant, certainement déchirant - consenti pour donner au peuple une voix porteuse d’originalité dans un contexte historique problématique.
Jacques Roumain fut aussi diplomate de son pays. A ce sujet, on lui reproche souvent de s’être mis au service d’un gouvernement aux options critiquables. Mais Roumain, le créateur, était aussi un homme d’action d’une énergie exceptionnelle comme en témoignent ses contemporains qui l’ont côtoyé. Il vient donc un moment dans l’itinéraire d’un écrivain de sa trempe où la tentation est forte de participer à la prise de décision. Il court alors le risque de délaisser l’auguste mission que Soyinka assigne à l’écrivain dans la cité : « un taon entre les jambes du pouvoir et qui le harcèle sans relâche ».
Jacques Roumain aura en tout cas assumé avec rigueur et conviction les responsabilités qui étaient les siennes dans toutes les sphères d’activité où il a oeuvré. Les paroles de Manuel à Annaïse dans « Gouverneurs de la rosée » est une épitaphe qui sied à l’auteur : « Oh, sûr, qu’un jour tout homme s’en va en terre, mais la vie elle-même, c’est un fil qui ne se casse pas, qui ne se perd pas tu sais pourquoi ? Parce que chaque nègre pendant son existence y fait un noeud : c’est le travail qu’il a accompli et c’est ça qui rend la vie vivante dans les siècles des siècles : l’utilité de l’homme sur la terre. »
G. Théophile Nouatin
Références
Fulgurance de l’image dans la poésie révolutionnaire de Jacques Roumain